Alban Lécuyer s'inscrit ostensiblement dans les codes visuels des perspectives d'ambiances typiques de projets urbains pour mieux en détourner le sens
Dans sa série Ici prochainement (2013), au titre volontairement provocateur, le photographe Alban Lécuyer s’inscrit ostensiblement dans les codes visuels des perspectives d’ambiances typiques de projets urbains pour mieux en détourner le sens. Ciel bleu et espace vert sont au rendez-vous, et c’est à l’intérieur de ce cadre supposé idyllique qu’il introduit de légères variations, mettant ainsi en lumière les présupposés qui sous-tendent ces compositions.
Une première disruption s’insinue dans les constructions. Baignés d’une lumière zénithale, les immeubles laissent alors entrevoir les traces de l’usure du temps et de l’appropriation par l’usage : paraboles et linge au balcon, tags sur les murs. Détails curieux ici que ces marqueurs d’une épaisseur temporelle, tant l’œil s’est habitué aux vues immaculées des perspectives architecturales. La cité idéale des promoteurs a vieilli, la surface lisse des façades neuves a vécu et se fissure.
Cependant le véritable décalage n’est pas tant dans la structures que dans ces personnages qui arpentent les allées et pelouses au pied des immeubles. Pas de cadres dynamiques en veston sombre, de parents assortis d’une poussette dernier cri, d’enfants gambadant gaiement ou de jeunes femmes actives chevauchant un vélo. En lieu et place des silhouettes achetées en gros ou repiquées sur le net, l’artiste installe les habitants du quartier. Et les profils détonnent : ils sont moins filiformes, les âges se côtoient, les animaux se baladent, les classes sociales varient, la mobylette remplace le vélo, le fauteuil roulant la poussette. Loin de se cantonner à un exercice de style, Alban Lécuyer adopte ici un parti pris véritablement politique, refusant la mise à l’écart de l’imaginaire de ces gens « moins-conformes » : personnes âgées, noires, beurres, métisses, handicapées, etc. Une résistance de la créativité contre la standardisation, du « quartier vécu » contre le « quartier de synthèse ».
Par-delà le geste de l’artiste se pose la question de l’« usage social » d’une telle proposition, et celle de sa performativité. Dans un premier temps, on peut noter que la série Ici prochainement connaît un certain succès, qui lui vaut les honneurs de nombreuses publications spécialisées ainsi que plusieurs présentations publiques. Elle circule donc sur des supports variés, et retiens l’attention du fait de sa proposition esthétique.
De façon plus localisée, l’artiste développe une partie de sa série dans le cadre d’un projet urbain nantais entre 2012 et 2013. Il s’agit de l’immeuble Watteau, surnommé le Building, lequel fait l’objet d’une opération de requalification menée par le bailleur social Nantes Habitat à partir de la fin de l’année 2011. Le cabinet d’architecte Altman-Beauchêne retenu pour le projet intègre à sa proposition un volet artistique, incluant l’intervention d’une metteur en scène et réalisatrice, Florence Perre, d’un documentariste, Udi Kivity et d’un photographe, Alban Lécuyer. A travers différents ateliers, la démarche participative doit permettre aux occupants de l’immeuble d’acquérir le statut de maîtres d’usage : leur expérience servira de base à l’élaboration du projet de réhabilitation. Les réalisations ont pour objet de rendre compte de leurs attentes et de leurs préoccupations. Elles doivent permettre l’engagement d’un dialogue entre les différents acteurs, et servir de socle à une meilleure compréhension mutuelle. Les montages d’Alban Lécuyer sont ainsi réalisés dans le cadre d’un processus participatif, avec la complicité des habitants qui posent et donnent leur accord pour apparaître sur les images. L’irruption de ces corps non-conformes a lieu au cœur même du projet, dans les vues projectives « de travail » que sont par exemple les essais de façades réalisés par l’architecte.
Les images circulent parmi les acteurs du projet urbain, affirmant la présence symbolique des habitants dans l’espace de la concertation et de la décision. Néanmoins l’exercice trouve sa limite lors du lancement effectif du chantier. En effet, alors même que l’architecte et le photographe souhaitent voir figurer une vue incorporant quelques habitants pour illustrer l’affichage de l’autorisation d’urbanisme, cette dernière est in fine recadrée par le promoteur.
Les habitants sont visuellement exclut in visu de la représentation in situ, victimes une nouvelle fois d’un « lapsus iconographique » révélateur de la disjonction entre l’ « actuel » et le « virtuel » de l’espace urbain en recomposition. Une distance que l’artiste français JR propose de réduire à travers la mise en œuvre du projet Inside Out lancé début 2011.
Raphaele Bertho / Cultures Kairós / November 2014